Mon nom, et ces chaînes, voilà tout ce qu'il me reste de mon passé.
C'est mon fardeau éternel, le châtiment pour la faute que j'ai commise.
Chaque battement de mon coeur est à lui seul un crime impardonnable.
"Dans mon enfance, rien ne me distinguait pourtant de mes soeurs.
J'étais douée pour la poésie, la lyre et la confection de couronnes de fleurs. Je m'épanouissais rapidement dans mon foyer, auprès de l'Arbre de Vie. J'étais heureuse.
Le sentiment de malaise s'installa insidueusement, dans l'ombre du regard de mes parents.
Je mettais cela sur le compte de mes différences physiques qui s'accentuaient au fur et à mesure que je grandissais.
Il est vrai que ma silhouette était particulièrement athlétique pour une jeune elfe.
Je courais déjà aussi vite que nos meilleurs pisteurs, sans m'essouffler. Je faisais preuve d'une force surprenante lors des duels au bâton, que je m'efforçais de perdre parfois.
J'étais loin de me douter du lourd secret que l'on me dissimulait.
J'avais été marquée par le destin. J'étais différente.
Mes parents tentèrent de me protéger. Suivant leurs conseils, je devouai ma vie au culte de l'Arbre-Monde.
J'y assimilai avec émerveillement l'héritage de nos ancêtres, et maîtrisai rapidement les bénédictions et les techniques de soin.
Le jour de mon 18ème anniversaire, mon père m'annonça gravement que j'étais, depuis ma naissance, atteinte d'un mal qui pouvait se révéler dangereux pour mon entourage.
Il m'assura qu'il avait néanmoins trouvé la solution, après toutes ces années : je devais être enchaînée, trois jours et trois nuits durant, contre le tronc de l'Arbre sacré. J'acceptai avec résignation, si cela pouvait me permettre de continuer à vivre normalement.
Ces trois jours furent extrêmement éprouvants. Les lourdes chaînes en vif-argent irritaient horriblement mes poignets.
D'autre part, je commençais à ressentir comme une brûlure en mon âme, et j'avais l'étrange impression que mon sang bouillonnait.
La troisième nuit était celle de Dana : la lune était pleine et rouge.
C'est le signe qu'attendaient les orques pour attaquer notre communauté.
Les orques étaient peu nombreux et mal organisés ; ils allaient rapidement être mis en pièces par les sentinelles elfes. C'est alors qu'ils me découvrirent, isolée et enchaînée à l'Arbre.
Ils se regroupèrent autour de moi en ricanant. Ils prendraient leur temps. Personne ne les dérangerait. Seul un son lointain et couvert, semblable à un cor, se faisait entendre.
Je ne me souviens pas avoir eu peur.
Je ne ressentais rien. Tous mes sentiments étaient dévorés par la colère. Une colère sauvage, irraisonnée, qui semblait sourdre à travers chaque muscle de mon corps. Mon âme s'était embrasée et répondait d'un éclat féroce à la lueur rougeâtre de la lune. Les yeux des créatures immondes qui se tenaient devant moi s'agrandirent soudain. J'entendis un énorme fracas métallique, et quelque chose se brisa.
C'est la dernière chose dont je me souvienne.
Lorsque je repris conscience, mes parents et le reste du clan se tenaient devant moi. Mon père portait sa rapière et me fixait avec désolation.
Je me trouvais à quelque pas de l'Arbre. A mes poignets pendaient vainement quelques maillons de la chaîne qui s'entrechoquaient dans un bruit sinistre. A mes pieds, les corps des orques formaient une bouillie informe et répugnante. Cependant, tous les regards étaient tournés vers l'Arbre-Monde. Son énorme tronc était parcouru d'une entaille profonde, dont la sève, source de toute vie, s'écoulait à flots.
Tout se passa ensuite très vite. Les Inférieurs étant incapables de considérer un être végétal, je fus désignée responsable.
Etant donné l'ampleur du blasphème, aucune circonstance atténuante n'était de mise : la sentence encourue était la mort.
Mon père, incapable de supporter la condamnation de sa fille, décida d'endosser toute la responsabilité, et donc d'être exécuté à ma place selon les lois ancestrales du Bois de Pendarane.
Quant à moi, on reforgea mes fers avec du mithril, et l'on me bannit.
Perclue de chagrin, incapable de retrouver la volonté de vivre, je m'étendis à la lisière de la Forêt et attendis que la vie glisse doucement hors de mon corps. C'est alors que je rencontrai Angalimë. Elle était seule, tout comme moi, et pourchassait le groupe d'orque qui avait connu une fin tragique quelques temps auparavant. Après lui avoir appris que sa vengeance était consommée, nous nous sommes retrouvées toutes deux sans buts.
C'est alors que nous entendîmes le Cor, pour la deuxième fois.
Nous comprîmes que notre destinée était liée, et que nous étions les filles de la Colère qui sommeillait en nous. Nous devions trouver nos semblables, et les rassembler sous une même bannière. Alors, le Dieu apparaîtrait, et nous dévoilerait notre destinée.
Depuis ce jour, je n'ai pas cherché à ôter mes chaînes et j'ai repris mes activités de guérisseuse. J'ai peur de ce que je pourrais être, j'ai peur de ce que je suis. Mais avec Angi et nos semblables, nous veillerons, et nous serons à l'écoute."
Nous attendrons le son du Cor. L'appel de la Chasse Sauvage. L'Oskorei.